Entretien avec Caroline Boudet auteur de "La vie réserve des surprises" par Sabine.
La vie vous a réservé une surprise, à la fois très douce et très violente.*
Fatiguée, révoltée par les mots blessants des autres, leurs mots maladroits qui revenaient continuellement raviver votre douleur, vous décidez un jour de poster quelques lignes sur Facebook.
Et puis, par la magie de ce simple cri-clic, votre message, bref mais efficace, devient viral.
Un livre et un blog plus tard, Louise est devenue une des meilleures portes paroles des enfants extra-ordinaires. Cette formidable audience ne vous donne-t-elle pas une responsabilité parfois démesurée ?
C'est assez difficile d'en prendre la mesure. Tout cela est arrivé très vite et de façon très intense, d'un petit message posté, à des centaines de milliers/ un million de vues et beaucoup de sollicitations médiatiques, en deux-trois jours, au départ. Cela fait forcément tourner la tête. Mais je me suis dit "Tu avais un message à faire passer? Et bien ce n'est pas le moment de te défiler" y compris dans les moments où je me demandais quel sens avait ce tourbillon médiatique. De même, la page Facebook Louise and co a été créée dans l'urgence: pour gérer les dizaines et dizaines de messages que je recevais sur mon profil personnel et auxquels je ne pouvais plus répondre. Puis, cette page existait, elle avait 15.000 personnes qui la suivaient, il "fallait" en faire quelque chose. J'avais, d'un côté, eu la chance d'avoir un parcours professionnel et personnel qui me mettaient à l'aise avec les réseaux sociaux et les médias, et d'un autre côté, une sacrée motivation à défendre une cause, puisqu'il s'agissait de ma fille, d'essayer de changer les regards portés sur son handicap. J'aurais eu du mal à "lâcher l'affaire" une fois le "buzz" passé. Avec mon compagnon, Rémy, nous avons beaucoup réfléchi : il ne faut pas croire que cela se fait à la légère, de poster des images et des anecdotes de la vie de son enfant sur les réseaux sociaux, "comme ça". On discute beaucoup, des lignes à ne pas franchir, à quoi répondre, quoi raconter pour sensibiliser au quotidien avec une trisomie 21 sans en faire trop...
Je ne suis la porte-parole officielle d'aucune "grosse" association liée au handicap, mais, c'est vrai, avec cette audience, cela donne une certaine responsabilité.
Pour être honnête: j'essaie de ne pas trop y penser. C'est très compliqué, d'être bombardée "porte-parole", comme ça. Mon ambition, c'est de rester la plus sincère et la plus honnête possible pour raconter ce que les familles vivent (vraiment!) avec un enfant porteur de handicap, dans les joies comme dans les grosses galères. D'interpeller et de sensibiliser un maximum, aussi, le grand public qui ne se sent pas forcément concerné. Il y a des jours où ce rôle est plus doux à vivre que d'autres... Nous ne sommes pas des professionnels de la com, mais une famille, donc les critiques sont parfois difficiles à encaisser! Heureusement, lire des messages de bienveillance, de partage et de soutien compense largement le reste.
Comme vous l’évoquez dans un de vos derniers posts, les medias sont friands des feel-good histoires de handicapés, supertrisos ou autistes Asperger loin de la réalité de l’immense partie immergée de l’iceberg de handicap-land. J’adore vos expressions, vos mots qui sont ponctués d’un humour qui balaie toute langue de bois et mièvrerie. La majorité des parents n’y voient donc pas leur enfant représenté.
Vous leur expliquez que ces sortes de handicapés plus à l’aise avec le langage forment une «tête de gondole» plus vendeuse. Ils sont une sorte de cheval de Troie envoyé pour forcer les portes résistantes de l’inclusion.
Tout en étant portée par un formidable flot de bienveillance, ne devez-vous pas vous justifier souvent quant
à la notoriété acquise par Louise ?
Honnêtement - et heureusement, parce que sinon, cette page n'existerait déja plus ! - on reçoit largement plus de bienveillance, comme vous le dites, que de demandes de justification. Peut-être aussi parce qu'on ne "prétend" pas non plus à grand-chose! Comme je le soulignais dans le post que vous évoquez, Louise n'a rien d'un prodige ou d'une enfant handicapée "hors normes" (si cela veut dire quelque chose :-) ), et c'est justement, je crois, ce qui fait la force de ce qu'elle représente. Elle a des difficultés, nous, ses parents, en avons aussi. Quand celles-ci arrivent, nous les racontons (que ce soit pour obtenir des heures d'AVS ou quand on entend une remarque désobligeante), mais la moindre des choses, c'est de partager de la même façon les joies, même quand elles semblent infimes: un premier demi-mot, les premiers pas, des rencontres touchantes... Et puis il y en a aussi beaucoup, des joies!
Enfin, pour revenir aux "têtes de gondoles" quand vous dites, ou "super trisos", je souris en l'écrivant: pour moi, il est nécessaire qu'ils soient visibles et représentés, même si une partie des parents n'y reconnaît pas son enfant.
Il faut se rendre compte, déjà, de ce que cela représente de VOIR des personnes avec handicap dans les médias: c'est énorme! Nous vivons dans une société de l'image, qu'on aime cela ou pas, il faut l'accepter, et pour exister on a besoin d'être représentés et vus. Les personnes avec handicap autant que les autres, si ce n'est davantage que les autres. Personnellement, j'ai très envie que dans quelques années, Louise puisse regarder la télé ou ouvrir un magazine et voir des jeunes adultes à qui elle ressemble, et qui lui serviront de modèle!!! Et un modèle, c'est fait pour rêver, aussi, et donner des espoirs. Donc même si les comparaisons peuvent faire un pincement au coeur, je crois fermement qu'on doit se réjouir de cette visibilité récente. Tout est bon à prendre quand on part d'aussi loin, en matière d'inclusion, qu'un pays comme la France, non?
Vous avez subi les affres de l’interminable saut de haies pour parvenir à scolariser Louise.
Vous avez pu constater à cette occasion que ce parcours douloureux est le lot de milliers de parents. Vous avez également mesuré la situation précaire et bancale des avs.
Jean-Michel Blanquer et Sophie Cluzel ont lancé le 22 octobre dernier la concertation « Ensemble pour une école inclusive ». Avez-vous bon espoir qu’une amélioration significative clôture cette initiative ?
Attention, je vais avoir l'air amer dans ma réponse... Notre première expérience de la scolarisation a été un sacré désenchantement (dans la préparation de la rentrée, car depuis, cela se passe très très bien au quotidien). Je devais être un peu naïve, et le choc de découvrir ce parcours du combattant a été rude. D'autant que s'y est ajouté, en réponse à notre expérience partagée sur Facebook, des témoignages de familles qui vivent encore et encore la même chose, pas d'AVS, plus d'AVS du jour au lendemain, des écoles qui refusent un enfant les heures où il n'a pas d'accompagnement et ce en dépit de la loi 2005, sans oublier ceux qui sont carrément déscolarisés faute de solution. C'est très dur de mesurer l'ampleur du chantier, et ce , alors même qu'à chaque rentrée les gouvernements successifs affichent des chiffres, des chiffres, des chiffres qui se veulent rassurants. Je ne sais pas ce qui peut ressortir d'une concertation, quand clairement, en tant que parents, tout ce que nous avons ressenti au cours de cette première rentrée, c'est le manque de moyens (humains et donc financiers) alloués à tout ce système qui est bancal d'un bout à l'autre, des délais de traitement des dossiers par les MDPH au statut aberrant des AVS et AESH, en passant par le manque de coordination entre MDPH et Education nationale. Alors, pour revenir à votre question sur cette concertation, je ne demande qu'à être surprise mais...
En tant que parent, j'aimerais des réponses concrètes à des problèmes concrets: pourquoi une décision d'aide humaine prend-t-elle 10 mois à être prise, et 4 mois à être appliquée? Pourquoi les services qui recrutent les AESH sont-ils fermés pendant six semaines avant la rentrée? Pourquoi les parents et leurs enfants doivent-ils vivre chaque veille de rentrée en ignorant quel sera l'accompagnement mis en place, s'il y en a un? Pourquoi tout ce système est-il si complexe, divisé entre deux administrations différentes et aussi "lourdes" l'une que l'autre? Enfin, pourquoi l'aide aux enfants handicapés semble-t-elle relever du domaine du bricolage, des contrats courts, sans formation parfois, alors que ce devrait être un des piliers d'une école inclusive?
Enfin je serai banale, car je sais qu’être banal quand on parle de Louise, comme de tous les habitants de Trisoville, c’est parfait... **
Louise est une petite fille magnifique, ses yeux mutins font fondre la toile.
Pensez-vous que sa grâce contribuera à venir à bout de la bêtise, de notre bêtise ?
D'abord, merci pour elle ! Je la trouve très belle aussi, mais c'est ma fille, je manque d'objectivité. Ceci dit, c'est une belle victoire quotidienne que de le penser quand, après un diagnostic à la naissance, on a pu ressentir la douleur d'avoir du mal à regarder son enfant et à le trouver beau, car le handicap prend toute la place.
Donc, merci, oui elle est très belle! Je ne sais pas si cela suffira à venir à bout de la bêtise générale :-) mais ce que je souhaite, c'est que cela fédère les énergies, de ceux qui se reconnaissent en nous la famille de Louise, en Louise elle-même, pour changer, ne serait-ce qu'un peu chaque jour, le regard porté sur les personnes avec trisomie 21 dans notre société. Il m'arrive de lire ou d'entendre des personnes qui racontent qu'avoir lu mon livre ou suivre la page Facebook de Louise ont vraiment changé leur façon de voir les personnes avec T21, la différence en règle générale et la vie. Ca n'est sûrement pas "venir à bout de toute notre bêtise",
mais je trouve ça sacrément fort, déjà!
*La vie réserve des surprises, Caroline Boudet (Fayard)
**Caroline Boudet explique dans son livre que dire face à un parent d'enfant différent, ou malade; simplement la même chose qu'aux autres. Elle revendique l'indifférence à sa différence.
"Bref, soyez totalement banal. Parfois, banal, c'est parfait."