Entretien avec Emilie Gleason, auteur de TED, drôle de coco aux éditions Atrabile,
par Sabine.
Fabien Toulmé dans "Ce n'est pas toi que j'attendais" a raconté une histoire qui lui paraissait originale et intéressante. Il se trouve que c'est la sienne. Il me semble que c'est aussi votre cas. L'histoire de ce drôle de coco est vraiment très singulière, tragi-comique, elle ressemble juste un peu à celle de votre petit frère. Aviez-vous dans votre travail à cœur de ne pas trahir ce personnage si proche et si lointain à la fois?
J´ai choisi la fiction pour me donner une liberté d'expression qui aurait été vaine dans une autobiographie. Raconter notre histoire non pas de mon point de vue mais de celui de mon frère me semblait essentiel, d'une part pour témoigner ce qu'il vit chaque jour, mais surtout pour moi d'essayer de comprendre sa logique, ses actions et sa manière de percevoir le monde, chose qui m'était inconnue avant ce projet.
Dans la série « Atypical », le rôle de la sœur de l'adolescent porteur d'autisme oscille entre exaspération et tendresse. Elle considère néanmoins son ovni de frère d'abord comme un frère tout à fait ordinaire. Quels ont été vos rapports ?
Houleux. Nous n'avons pas eu la chance, comme dans « Atypical », de savoir ce que mon frère avait avant son diagnostic, à ses 15 ans (effectué après avoir entendu parler de cette réunion de mères d'enfants autistes au Canada à la télé !). 15 ans d'incompréhensions et de non-dits qui ont poussé mes parents à voir une ribambelle de médecins, à essayer toutes les méthodes et thérapies (même paranormales) pour essayer non pas de comprendre ce qu'il avait, mais de l'intégrer tant bien que mal. L'histoire du docteur qui dit à ma mère qu'Asperger est une "mode américaine" avait littéralement flingué tous nos espoirs. Je dois avouer que je me retrouve plus dans le père que dans la sœur, à l'époque.
Votre regard tour à tour à la gaudriole puis au vitriol casse les codes compassés souvent réservés au sujet du handicap. Avez-vous souffert du ton, du charabia et de la commisération qui tournent autour de celui qui ne rentre pas dans une case?
Le tout début de l'histoire est né à un moment où ma famille était au bord du gouffre, à 600 km de là où je faisais mes études (d'illustration). Impuissante, j'ai vu dans la BD une manière de prendre du recul sur la situation et un exercice de style avec comme objectif de faire rire mes parents sur des anecdotes à l'origine tragiques (envies suicidaires etc.) Puis les bons retours de l'extérieur m'ont grandement motivée à poursuivre dans la voie de "l'humour utilisé comme vecteur d’un sujet très grave", d'où l'impression de tragi-comique tout le long. Je ne voulais pas tomber dans le piège d'un personnage drôle à la Mister Bean sans rappeler (au) lecteur la souffrance lancinante vécue, à chaque fin d'épisode.
J'ai eu un véritable coup de cœur pour cette petite pépite lumineuse, pour votre regard acéré qui dynamite les idées préconçues.
Allez-vous réaliser cette BD à destination des écoliers pour les aider à comprendre ce qu'est le syndrome d'Asperger?
J'y réfléchis encore, car j'ai peur que le côté didactique obligatoire nuise à mon style graphique et narratif. C'est justement ce que j'ai essayé d'éviter dans « Ted ». J'ai éventuellement songé à raconter dans la même verve la "jeunesse de Ted Gugus" pour un public type collégien, mais je dois avouer qu'aborder le sujet du harcèlement scolaire m'effraie, la plaie étant encore grandement ouverte. (C'est le passage qui m'a été le plus dur à dessiner d'ailleurs.) J'ai néanmoins conscience de l'importance de ce projet, et aimerais trouver une structure ou une maison d'édition spécialisée dans le scolaire avec qui collaborer, afin de le mener à bien jusqu'au bout.
Comment va votre frère aujourd'hui? Le monde bien étroit des normaux commence-t-il enfin à lui accorder
une petite place?
Oui ! Je ne l'ai jamais vu aussi bien dans sa peau! Il a intégré un hôpital de jour qui le rend confiant et il arrive enfin à se lever, à nous parler, à cuisiner ! Il m'appelle même pour avoir de mes nouvelles, chose qui n'était jamais arrivée en 23 ans ! Je suis tellement heureuse pour lui et mes parents, c'est un énorme changement qui donne de l'espoir pour la suite.